Bonjour Paul, dans ton livre, tu t’attaques aux apparences et aux genres. D’où vient ton intérêt pour ces thèmes?
J’ai toujours été fasciné par le corps en général. Masculin et féminin. Le corps déformé, le corps qui souffre. Le corps sensuel, sexuel, mais aussi le corps « viande » et « utilitaire ». Je suis intéressé par l’histoire qui se dégage de la chair. Quant à mon intérêt pour le corps dans le dessin, il répond à la recherche de l’anti pin-up, l’anti beau dessin du corps sensuel et sexy. J’essaye toujours de mélanger le beau et le monstrueux.
On sent que tu joues de certains cadrages. Est-ce un domaine que tu as pu privilégier dans ton passage à la bande dessinée par rapport à l’animation ?Bizarrement, j’ai l’impression d’avoir plus utilisé le langage cinématographique, que je connais mieux, que le découpage bande dessinée à proprement parler. D’une certaine façon, j’ai essayé de remplacer la longueur en temps d’un plan par la taille d’une case. Avec la même idée de rythme. Une case courte et étroite est donc comparable à un insert cinématographique. Un peu comme si on regardait le rythme du langage morse : « trait, trait, point, trait, point… »
De façon générale, que te permet la bande dessinée par rapport au médium vidéo ?
C’est la liberté en tout point. Un dessin égale une case, puis on passe à la suite. En animation, les étapes sont multiples et plus laborieuses – pour moi en tout cas. C’est aussi la possibilité de pousser le détail au maximum, ce qui est plus compliqué en animation.
Rose est un personnage que les lecteurs, comme le reste des habitants du livre, ne peuvent pas ne pas regarder. Comment est-elle née ?
Oui, c’est pour moi tout l’enjeu du livre : Rose est au centre de tout. L’histoire, les événements deviennent presque des prétextes pour la mettre en scène dans tous les sens, pour la montrer dans tous les coins, sous toutes les formes, par tous les trous. Et même si elle aimerait bien se cacher, c’est impossible pour elle. Elle est pratiquement dans toutes les cases. Pourtant, elle à l’air de faire comme si on ne la voyait pas, elle a ses œillères – pour les autres personnages du livre, mais aussi pour se cacher du lecteur qui la regarde lui aussi. Elle est d’abord née d’une envie esthétique qui était de mélanger le masculin et le féminin pour créer un corps hautement troublant, excitant, beau, moche…
On sent pendant la lecture que tu l’aimes beaucoup. D’ailleurs, d’autres dessins que tu as publié sur les réseaux sociaux la représentent dans d’autres univers. Est un personnage que tu aimerais remettre en scène ?
À vrai dire, j’ai l’impression d’avoir fait le tour de Rose, mais pas du thème du féminin/masculin. J’ai envie de continuer à mettre en scène des personnages qui brouillent les pistes, mais plutôt en illustration cette fois.
On retrouve dans ton dessin des points communs avec le dessin de Tanino Liberatore. Rose elle-même n’est pas sans rappeler Ranx. Est-ce une influence pour toi ?
Oui, c’est une influence plus qu’évidente. J’ai grandi avec Ranxerox à New York. Il y a plusieurs points qui m’ont marqué : l’esthétique de Liberatore, l’amour du dessin anatomique qui ne m’a jamais quitté depuis l’enfance, les veines, la turgescence des corps, mais surtout l’extrême sensualité qui se dégageait des personnages malgré leurs contextes bien crado et bien limite… Ranxerox a fusionné avec une autre de mes inspirations : Terminator 2 et la personne de Schwarzy. C’était aussi quelque chose que je voulais injecter dans le personnage de Rose. Ce sont tous des êtres qui sont ou semblent venus d’ailleurs, complètement à part, impressionnants et fatalement monstrueux. Ranx et le Terminator sont tous deux des machines camouflées sous une apparence humaine… et pourtant, ils ont l’air plus humains que la plupart des personnages qui les entourent ; plus purs, malgré leur monstruosité. Des états d’âme sans âmes. C’est ça qui m’a toujours touché et intéressé avec ces personnages. C’est ce paradoxe-là que je voulais essayer d’atteindre avec Rose. Elle n’est pas à sa place, elle est grotesquement visible, on dirait juste un personnage de film d’action, et pourtant on ne s’attarde que sur son ressenti.
Ton dessin est caractérisé par la mise au point sur certains détails – de matière, d’éléments, de volume, etc. Est-ce quelque chose tu parviens autant à traiter dans l’animation ?C’est beaucoup plus compliqué en animation, comme expliqué auparavant. C’est beaucoup d’effort et de travail mais j’essaye quand même d’atteindre un niveau de détails satisfaisant. En général – et c’est beaucoup plus parlant dans ‘Tous genres confondus –, c’est une façon pour moi de faire oublier le dessin. C’est tellement poussé, détaillé, que j’ai l’impression que le dessin s’estompe. On voit une image c’est tout.
Dans ton livre, ces détails font souvent surgir un aspect monstrueux des individus et de leurs environnements. Pourquoi cette approche ?
Pour poursuivre ce que je disais précédemment, j’ai l’impression d’utiliser le détail pour faire oublier le dessin. Les voitures sont des voitures, les plis de vêtements sont des plis de vêtements, les fourchettes sont des fourchettes etc… Le fait de « designer » le moins possible les choses, de les « calquer » sur la réalité, me permet de mettre sous les projecteurs le corps de Rose qui, lui, est un design impossible. D’une certaine façon, j’aurais pu mettre Rose en scène sur fond blanc, et c’est pratiquement ce que j’ai voulu faire en chargeant l’environnement et la « vie » de cette histoire. Dans mon esprit, rien n’est « designé » sauf Rose. Pour revenir un
peu plus à la question elle-même, c’est à mon avis le détail qui tend à faire
passer la limite vers le monstrueux. En tout cas, ajouter un grain de beauté
sur la tronche d’un mec, ça raconte tout de suite quelque chose, monstrueux ou
pas. Mais c’est plus incarné à mon avis. En plus, ajouter des détails sur un
personnage ou un décor, c’est aussi se donner le pouvoir de faire un casting d’acteurs,
c’est le luxe !